Article proposé par JUJU, paru le 21/07/2024 08:18:12
Rubrique : Culture générale, lu 175 fois. Pas de commentaires
Partager

Les ORNIERES


 

        Les ornières

 

    - Foi de jument, quand on parle d’ornières, on pense surtout à ne pas y tomber… puis à en sortir[1] si par hasard on y a basculé ! 

    Après avoir été attelée pendant des années, et traîné mes guêtres au long de chemins qui n’étaient pas toujours carrossables, je peux vous dire qu’il est préférable de les éviter.

    Si le sol est détrempé, ce n’est pas une catastrophe que d’y patauger, mais dès qu’il est sec et bétonné, si l’on rate la marche ou que l’on tente d’y remonter, je ne connais rien de mieux pour voiler une roue.

    Ce genre de faux pas, évidemment, je n’ai pas toujours su l’éviter, mais à chaque fois, j’ai dû donner un tel coup de rein pour en arracher la voiture que j’ai eu de la chance de ne pas m’esquinter moi aussi.

 

    La roue est peut-être l’une des plus belles inventions de l’homme[2]… mais elle n’est pas conçue pour faire n’importe quoi, surtout quand elle est montée sur un essieu fixe. 

    À ce sujet, je garde le souvenir d’une passagère embarquée un jour à bord de mon vieux char à bancs[3], une femme âgée, charmante et sans-doute fort cultivée, mais qui ne connaissait ni l’attelage ni les chevaux — ce n’est pas une maladie honteuse… —, et qui nous avait soutenu mordicus une idée que n’importe quel archéologue aurait rejetée après en avoir ri à gorge déployée.

    Je vous raconte ?

    Soucieuse d’étaler une science qu’elle n’avait sans doute pas, elle nous avait expliqué que, par le passé, les romains creusaient des sillons tout au long de leurs célèbres voies afin d’aider les chars à aller droit ! 

    Comme on lui avait tout de même demandé si elle était certaine de ce qu’elle avançait, elle avait répondu :

    - Absolument ! à Pompéi, d’ailleurs, ils ont fait mieux : afin de permettre à la population de traverser les rues à pied sec les jours de pluie, ils ont inventé des passages piétons faits de hautes pierres[4] permettant de laisser s’écouler les eaux, mais aussi aux patriciens d’entrer dans la ville aux guides de leurs « biges[5] » …

    Pour les eaux, je suis de son avis, mais, à mon humble avis, pour le reste, vous me permettrez de douter !

 

    Plus ou moins longs, ces passages sont très répandus dans la ville.

    Le plus souvent, trois de ces pierres suffisent pour sauter d’un trottoir à l’autre ; celle du milieu, systématiquement bordée d’ornières profondes de vingt centimètres parfois, prouve encore que des roues passaient là… des roues de voiture, oui, mais avec des chevaux attelés, ça je ne le crois pas.

    Alors après avoir souri, je ne pus m’empêcher de répondre à cette passagère qu’un char à deux chevaux se trouvant face à un obstacle incontournable d’une part, et toisant en général de trente à cinquante centimètres de hauteur d’autre part, n’a pas d’autre choix que de s’arrêter ou de sauter… et que sauter avec un attelage est un sport que je ne recommande à personne !   

 

 

    Des roues passaient effectivement de chaque côté de cette pierre, puisqu’on en voit la trace… mais comme les roues de l’époque n’étaient pas beaucoup plus hautes[6] que lesdites pierres, si vous pensez à ajouter la profondeur des ornières, vous comprendrez que l’essieu de voitures attelées ne-pouvait-pas-passer… et que les chevaux, si chevaux il y avait, brutalement stoppés, se seraient cabrés, et peut-être même retournés.

    Mais sans doute faut-il avoir vu un attelage de près, pour l’admettre ou bien accepter d’écouter ceux qui le pratiquent pour l’entendre…

 

    En fait, la circulation des voitures hippomobiles était interdite[7] en « centre-ville ».

    Rien de nouveau sous le soleil, donc !

    Mais les pistes cyclables n’existaient pas…

 

    Que croire alors ?

    Qu’il est envisageable que ces ornières soient le souvenir de charrettes à bras[8] poussées ou tirées par des hommes, des carrioles à fond surélevé avec des roues assez hautes pour que l’essieu puisse passer…

    L’ancêtre de la voiture des marchandes de quatre saisons[9] en quelque sorte ?

 

    J’ajouterai un détail enfin, qu’elle ignorait peut-être, cette brave dame persuadée que les voies romaines étaient volontairement creusées d’ornières afin de mettre les voitures « sur des rails » … et lui suggérai de chercher à savoir pourquoi les archéologues avaient tant apprécié ces ornières quand ils les avaient découvertes à Pompéi ?

 

    Tout bonnement parce que les pompéiens les comblaient régulièrement afin de maintenir la chaussée « à plat » autant que possible, et qu’ils y trouvèrent quantité d’intéressantes poteries, céramiques, ou autres sigillées cassées…

 

    Et je terminerai sur un clin d’œil : sans doute les romains avaient-ils déjà inventé les rues interdites à la circulation qui font la part si belle aux commerçants et aux piétons !

 

 © Julie Wasselin Degrange

 

 

 

 

 

 



[1] Expression apparue au XXe siècle qui explique de façon imagée que l'on s’extirpe d'une situation difficile.

[2] Inventée par les sumériens au sud de la Mésopotamie au cours du 4emillénaire avant notre ère, la roue, à l’origine, est un disque de bois percé en son centre afin de pouvoir y loger un axe de rotation. C’est en 2000 av. J.-C. qu’il sera évidé afin d’en alléger le poids.

[3] Voiture hippomobile campagnarde équipée de bancs.

[4] Les trottoirs et ces pierres étaient hauts de trente à cinquante centimètres.

[5] Chars à deux roues ; ces chars étaient toujours des attelages en paire de chevaux.

[6] Environ 55 cm de diamètre, ce qui met l’essieu à 27 ou 28 cm du sol. Les roues de char étaient petites : l’antiquité ne les représente jamais plus hautes que les jarrets des chevaux qui sont attelés devant.

[7]  Certaines rues très étroites de Pompéi étaient à sens unique parce que les charrettes des commerçants ne pouvaient pas s’y croiser.

[8] L'avantage de la charrette à bras, c'est qu'elle tourne court dans les petites rues. Sachons aussi que les livreurs équipés de ces voitures ne faisaient pas de grands trajets, guère plus loin que le port qui se trouvait à deux ou trois kilomètres de Pompéi, à ce moment-là.

[9] Il y en eut à Paris jusqu’en 1969, date du déménagement des Halles pour Rungis.


  Commentaires